"À Sante, mon cher ami et ténor de chœur mixte" (Corrado)
SR in Ržev, 1986. Courtesy by forumklassika.ru |
B A C H • M O Z A R T • C H O P I N
Extraits tirés du livre "DU CÔTÉ DE CHEZ RICHTER", Jurij Borisov, ACTES SUD, 2008.
ELKOST Intern. Literary Agency
BACH: SUR LE PRÉLUDE ET FUGUE EN DO MINEUR N° 2 (Ier LIVRE DU CLAVECIN BIEN TEMPÉRÉ)
Le regard de la chouette. Je ne suis pas du tout d’accord, elle n’appartient pas à “l’esprit des ténèbres”. Il y a en elle trop de sagesse, trop de sang-froid. Mais dans la fugue, elle mange quand même les petits oiseaux.
SUR LE PRÉLUDE ET FUGUE EN MI BÉMOL MINEUR N° 8 (Ier LIVRE DU CLAVECIN BIEN TEMPÉRÉ)
D’une matière absolument impalpable, l’Atlantide naît de l’éther. Descendus de leurs navires dorés, les dieux enseignent la civilisation aux sauvages. En vain, probablement… Ils leur laissent deux symboles: la croix et le serpent. Alors que je jouais avec lui, un jeune “gouldien” (c’est ainsi qu’il se nommait lui même), m’a déclaré soudain: —La moitié des préludes et fugues, je les préfère chez Gould, l’autre moitié, chez vous. Avec celui en mi bémol mineur, c’est vous le meilleur. —Pourquoi? —Parce que chez vous, le miroir fume. Dans la fugue, l’Atlantide s’enfonce sous l’eau.
SUR LE PRÉLUDE ET FUGUE EN MI MINEUR N° 10 (Ier LIVRE DU CLAVECIN BIEN TEMPÉRÉ)
On a prévenu Saturne qu’un de ses enfants se soulèverait contre lui. Il se présente comme un père aimant (la musique est d’un raffinement !), mais en réalité il dévore cinq de ses gosses. Bon appétit! Finalement, Rheia a l’idée de remplacer le sixième enfant par une pierre. Enveloppée dans un lange! Dans la fugue… une dispute, une explication entre époux qui s’aiment. )
SUR LA FANTAISIE ET FUGUE EN LA MINEUR (BWV 904)
Je marchais boulevard Gogolevski, où une foule énorme frappait des pièces sur des échiquiers puis pressait les boutons des horloges. Fracas inimaginable de cavaliers et de fous. Un joueur n’avait pas de partenaire. Debout avec son échiquier, il avait l’air complètement égaré. —Tu ne veux pas jouer ? me demande-t-il. —Je ne sais pas jouer. —Eh bien, au lieu de cinq minutes, prenons-en dix. — Je ne sais pas jouer. —Bon, alors une demi-heure… Et il s’en va disposer les pièces. De cette “partie”, j’ai retenu comment se déplace le cavalier blanc. Un peu de biais. Et de façon tout à fait imprévue. Mais l’imprévu, c’est le principal en art.
MOZART: SUR LA SONATE EN FA MAJEUR K. 533/494
Sonate franc-maçonne. Sonate du cerveau. D’ailleurs, la tonalité de fa majeur est généralement “cérébrale ”. La Sonate en fa majeur de Beethoven (la Vingt-deuxième) est un petit peu hermétique, mais je l’aime beaucoup. Son premier mouvement, je l’appelle un “mal de dents”. Dans la sonate de Mozart il y a beaucoup de la symbolique maçonnique. Comme Pouchkine, Mozart avait été initié à tous ces marteaux, pelles et triangles… Mais, à la différence de Pouchkine, Mozart y trouvait du plaisir. Cela se sent dans La Flûte enchantée. De tous leurs symboles, moi je choisis… le compas.
SUR L’OPÉRA COSÌ FAN TUTTE KV 588
La magie… telle qu’elle n’existe que chez Shakespeare. Je me rappelle le duo d’une des sœurs avec le ténor… quel casse-tête! Il y a là de petites éraflures, comme faites par une lance, ou un ongle. Qu’est-ce que vous en pensez, ils ont des ongles, les esprits? Ils se les coupent? Un jour, il m’a semblé qu’ils avaient des ongles de femmes ou pareils à ceux des collectionneurs de timbres. Au début du duo, cette sœur souffre de langueur. Mais pas pour longtemps : elle passe de la langueur aux battements de cœur. Le terme médical, c’est tachy… (il cherche à se rappeler comment se termine le mot, pose la main sur son cœur)… cardie, voilà. À tel point qu’il lui est impossible de s’endormir sur le côté gauche. Essayez donc de dormir sur le côté droit ou sur le dos. Bon, c’est clair : elle trompe son bienaimé. C’est ce que je dis toujours : les serments ne valent rien, n’en faites donc jamais ! Puis vient ce la majeur magique, où celui qui brigue son amour la plonge déjà dans l’extase. Même le coupable a oublié qu’il n’avait voulu que lui jouer la comédie, éprouver sa fidélité. Tout est si embrouillé… comme chez Pasolini dans les Nuits arabes. Vous ne l’avez pas vu, évidemment… Un garçon et une fille dorment dans des lits différents. Nus. L’un d’eux se réveille et va vers l’autre épancher très innocemment sa tendresse… Tendresse non partagée. Le lendemain matin, personne ne se rappelle ce qui s’est passé. Pasolini a réussi un “paradis mozartien”… où l’on s’aime en rêve. L’un dort ensorcelé, l’autre aime. Dans Così fan tutte, la plus grande difficulté, ce sont les costumes! Ce sont les noirs qui doivent dominer. Le noir, c’est la couleur de l’amour, vous vous en souvenez? Les costumes ne doivent pas être réalistes : ce livret, c’est du délire, ou de la haute poésie. Je ne sais pas. En aucun cas un drame de mœurs. Par conséquent les costumes ne sont que des symboles. Et même “avec une teinte orientale”, car ces deux misérables font semblant d’être des Albanais. Così fan tutte est plus mystique que Don Juan. Ici, seule la statue est coupable, parce qu’elle s’est animée. S’est animée et a rétabli la justice. Le finale est réconfortant : Don Juan est anéanti! Alors que dans l’autre la femme est coupable, simplement pour être venue au monde! C’est bizarre de la part de Mozart… incompréhensible. Et à qui sont ces ongles qui ne font qu’effleurer sans laisser d’éraflures? À des esprits, bien sûr…
CHOPIN: SUR LE QUATRE BALLADES (SOL MINEUR, OP. 23 ; FA MAJEUR, OP. 38 ; LA BÉMOL MAJEUR, OP. 47 ; FA MINEUR, OP. 52)
Quand tu les joues l’une après l’autre, tu as la sensation de t’élever dans les airs, dans quelques couches de l’atmosphère. Quatre ballades… quatre firmaments. Première ballade : des pécheurs, des âmes pécheresses. Tout ce qui est couvert de nuages. Au milieu c’est passionné : chacun se rappelle quelque chose, son péché le plus doux. Dans le Presto con fuoco, le vent souffle et dissipe les nuages… En 1968, au Printemps de Prague, ça a été une catastrophe. Je n’ai jamais aussi mal joué cette Première ballade. Dans la Deuxième ballade, nous nous élevons encore, comme en ascenseur. C’est un ciel, gâché par des avions. Je les déteste. Les trilles avant l’agitato: je vole en avion et me grise de whisky. Vous êtes venu me chercher une fois, non? Vous vous rappelez comment j’étais ? Dans quel état...
En 1960, à Prague également, j’ai joué ces quatre ballades. Pas mal du tout. Quand j’ai terminé la deuxième, ils ne s’en sont pas aperçus et n’ont pas applaudi. Puis, tout à coup, quelqu’un a réagi mais je n’étais déjà plus là. Le troisième firmament est en la bémol majeur. Des esprits vierges ! Très attentifs, passionnés… Il n’y a rien à dire d’eux, en fait. Mais au point culminant, quand quelque chose les a vexés, on se sent mal à l’aise, et même en danger. Dans le quatrième firmament (la Ballade en fa mineur), il n’y a que des coccinelles et des musiciens ! À part eux, personne ! Pourquoi des musiciens ? C’est normal. Le ciel est tissé de claviers, et l’homme de sept notes. Chaque note soigne quelque chose. Le ré bémol majeur est le meilleur remède contre la migraine. Quand j’ai joué pour Nina Lvovna le Prélude en ré bémol majeur de Chopin, elle s’est sentie mieux. Je sais qu’on soigne l’allergie avec un simple ré majeur, et le cœur avec un si bémol majeur. Seulement moi, quand je souffre, je n’ai personne pour me jouer la Onzième sonate de Beethoven. Dans le stretto de la Quatrième ballade on se rapproche du Trône. Il faut tenir longtemps le point d’orgue pour que le petit nuage laiteux le découvre. Mais le Trône lui-même est vide. La coda doit se jouer comme on tombe dans un précipice. Il faut dégringoler du point le plus haut. Qu’on te précipite à terre, ce n’est pas grave, c’est même plutôt… plaisant ! Je voudrais toujours vivre là ! Avant de se jeter sur la coda, il faut retenir son souffle pendant 47 secondes. Et il faut prendre exactement le même temps pour la jouer, pas moins ! Et tout jouer “d’en haut”, ne pas “coucher” les doigts. Et ne pas respirer ! Il faut que tout le monde soit emporté par une trombe.

SUR L’ÉTUDE EN MI BÉMOL MINEUR, OP. 10 N° 6
Je m’adresse toujours à lui, à mon ange gardien. Toujours quand je joue cette étude. Il me répond : “Je suis prêt à faire tout ce que tu m’ordonneras…” Comme Ariel chez Shakespeare. Mais je sens que c’est un esprit captif qui me parle, un esprit ensorcelé, tremblant comme un démon que j’aurais plongé dans une coupe d’eau bénite … Le principal, c’est de remplir ses conditions : avant ma mort, de le remettre en liberté.
SUR LE NOCTURNE EN MI MINEUR, OP. 72 N° 1
À propos de quelle œuvre de Chopin Pasternak a-t-il écrit : “Son rêve, Chopin l’enregistrait / Sur le noir pupitre chantourné”? Mais à propos du Nocturne en mi mineur! Savez-vous que mon grand-père était facteur de pianos ? Quelqu’un comme Johann Tischner dont Glinka fait l’éloge… Je l’ai regardé “construire” un piano à queue, chantourner la charpente, tendre les cordes, installer les marteaux. Grand-père Daniil m’a pris par la main : — Allonge-toi, Svetik. Couche-toi sur cette planche. Je l’ai faite de plusieurs petites planches collées ensemble. Bientôt ce sera un beau piano. J’ai regimbé: —Mais c’est trop dur! —Imagine-toi qu’elle est faite de ce sapin que tu aimes tant. Allonge-toi, je vais te donner une couverture chaude. J’aimais alors les couvertures chaudes ; j’ai grimpé et je me suis couché. Depuis lors, je dors avec plaisir sur du dur. Et je joue parfois durement… pour la même raison. Un rêve dans un rêve. Mon rêve… dans le rêve de Chopin.
[..]graal.com.pl pdf